Stupeurs et tremblements

 

Imaginez un pays où tout le monde se suicide, où la situation de la femme est déplorable, où tout est hiérarchisé, ne laissant aucune initiative à l’individu. Imagineriez-vous dire que vous aimez ce pays, surtout si vous êtes une femme ? Il s’agit pourtant là de la position ambiguë d’Amélie Nothomb défendant son roman « Stupeurs et tremblements ». Bien sûr, tout être humain a droit à ses zones de contradiction, et c’est peut-être même celles-ci qui font l’intérêt d’un écrivain, mais j’ai tout de même suspecté autre chose et j’ai voulu décortiquer un peu ce bouquin.

La question du suicide me semblait un bon point de départ : factuel, statistique, nulle ambiguïté là-dedans. En surfant un peu sur Internet, on trouve rapidement de nombreuses statistiques. Étrangement, les chiffres varient, mais dans toutes ces statistiques, à ce triste palmarès, le Japon figure… derrière la France. Il semble que l’écrivain n’est fait qu’adhérer à une des images classiques du Japon faisant du suicide une de ses composantes caractéristiques. La question que l’on peut raisonnablement se poser alors est pourquoi, malgré ces statistiques, le Japon jouit-il d’une telle image ? Probablement, s’agit-il là d’une trace historique datant de l’époque pré-moderne où le suicide se pratiquait parmi l’élite sous la forme du trop fameux seppuku (ou hara-kiri en français). Mais peut-être faudrait-il y voir aussi, en transparence, l’indifférence d’une France qui à taux plus élevé, se préoccupe beaucoup moins de ses enfants malheureux que le Japon ? La question dépasse mes compétences sociologiques, mais il semble clair qu’on ne peut raisonnablement stigmatiser la société japonaise sur la question des suicides.

Au tout début de son roman, Amélie Nothomb décrit ce qu’elle a compris comme étant l’organisation d’une société japonaise : M. A a pour chef M. B, qui a pour chef M. C, qui lui-même à pour chef M. D etc. Je ne doute pas que la société dans laquelle elle dit avoir travaillé fonctionnait réellement comme cela, mais ce descriptif amène à s’interroger sur la spécificité de ce modèle par rapport à l’organisation des sociétés non japonaise de taille équivalente : Travaillant pour un grand groupe européen, je constate ce mode de fonctionnement quotidiennement. Cette remarque est, semble-t-il, moins celle d’une immigrée découvrant une autre culture, que celle d’une jeune fille naïve qui découvre le monde de l’industrie. Par ailleurs, Amélie Nothomb itère de nombreuses remarques sur le poids de cette hiérarchie et l’impossibilité de prendre des initiatives dans les sociétés japonaises. Pourtant, à une époque pas si lointaine, au contraire, on vantait les structures industrielles du Japon, l’autonomie des ouvriers, leur adaptabilité… On avait même copié certaines de ses structures comme les cercles de qualité, donnant la parole aux ouvriers, les boîtes à idées etc. (On pourra se rapporter à Bernard Bernier qui décrit très bien l’organisation du monde industriel Japonais et ses fondements historiques dans son ouvrage « Le Japon contemporain »). Il est donc étonnant qu’aujourd’hui, Nothomb critique justement ce point là de la société japonaise. Il est d’ailleurs possible que la vie dans une société européenne ait semblé encore plus insupportable à la jeune Amélie, fraîchement diplômée.

Plus que la sociologie du monde du travail, le gros morceau attaqué par son livre est la ségrégation envers les étrangers d’une part et envers les femmes d’autre part.

La question de la position de la femme au Japon est bien évidemment assez difficile à aborder car peu factuelle et faisant largement appel à l’émotion : Comment juger que l’on vit mieux ici ou là ? Quels critères utiliser ? Il serait sans doute faux de dire que la place de la femme est idyllique au Japon, mais la récente apparition, en France, d’associations et de mouvements comme « Ni putes, ni soumises » nous rappelle que la place de la femme en France ne forme pas encore un modèle international à envier. D’autre part, beaucoup de femmes ou de jeunes filles japonaises vivant à Paris semblent se plaindre du comportement quelque peu machiste des parisiens. Bref, il semble difficile de tirer une conclusion claire sur la question, et la position hâtive d’Amélie Nothomb paraît extrêmement manichéenne.

Quant au racisme, l’avis tranché reflété par « Stupeurs et tremblements » semble essentiellement dû au manque de critères de comparaison de son auteur. Probablement faudrait-il vivre en tant qu’étranger en France (et passer une nuit devant une préfecture, sous la pluie, pour obtenir sa carte de séjour) afin de véritablement pouvoir comparer en connaissance de cause. Pour mesurer la pertinence de l’expérience décrite par Amélie Nothomb, il serait bon aussi, et surtout, de s’enquérir de celles vécues par des jeunes japonaises recrutées par des sociétés françaises...

De surcroît, en filigrane, il apparaît que les faits vécus par l’écrivain étaient l’expression de sentiments liant sado-masochisme et homosexualité. Il est hors de propos de critiquer de tels sentiments, mais il est important de souligner le caractère intrinsèquement personnel de ceux-ci, et donc d’insister sur le manque de pertinence de cette expérience pour servir de support à généralisation.

Finalement, si Amélie Nothomb dit aimer le Japon, c’est possiblement sincère, car le vrai Japon, celui qu’elle aurait connu, n’a que peu de chose à voir avec ce qu’elle décrit dans son pamphlet. Bien sûr, tout écrivain a le droit d’émettre des avis et de décrire ses expériences personnelles, mais dès lors que ces expériences personnelles servent à une généralisation abusive et qu’il se base sur des faits erronés pour induire des conclusions bancales, se pose le problème de la responsabilité de l’écrivain.

A fortiori, lorsque le sujet est le Japon, pays pour lequel le lecteur français ne dispose que de peu d’opinions contradictoires permettant de juger raisonnablement les faits et les opinions que l’écrivain lui expose.

On peut finalement se poser la question « pourquoi un tel pamphlet ? » Règlement de compte ? En fait, son livre me fait surtout penser à une méthode Coué, extrêmement politiquement correcte en cette période : « nous sommes en crise, mais regardez ailleurs : c’est pas très beau non plus ». Et, bien que les années aient passé, cela n’est pas sans rappeler les « fourmis » de notre ancienne premier Ministre, Édith Cresson (*), et cela ira pareillement remplir les annales « japonophobes » pondues par l’Occident au moins depuis les années 60.

Goma, ouvre-toi ! (juin 2003)

(*) : cette citation de note ancienne Premier ministre provient d'un entretien accordé au magazine "The Observer" et paru le 16 juin 1991.  Elle ajoutait : " Nous ne voulons pas vivre comme eux. Je veux dire dans de petits appartements, avec deux heures de transport pour se rendre à son travail et avec des prix plus élevés à l'intérieur qu'à l'extérieur. Nous voulons garder notre Sécurité sociale, nos vacances, comme nous avons toujours vécu. »  Elle agrava son cas dans la version internationale du "Herald Tribune", en supposant que  « Les Japonais passent leur nuit à réfléchir au moyen de baiser les Américains et les Européens. »